LES ERRES ET LES ANS - 1958


Si un jour notre nef a quitté le rivage
Écubiers aspirant le chemin des étoiles
Nous ne le voulions pas pour être singuliers :
Haut traîne notre rêve et vélique  est la voie.

Notre chant jaillissant l'étrave l'accompagne
Comme une âme oubliée, murmurante et tenace
Rappelle qu'elle fut, qu'autrefois elle était
Aux rêveurs indécis la veille d'un jour neuf.

Pour nous les balancés sur la lisseur du pont
Nous cherchons dans la nuit Orion approuvant
Le cap sur Fomalhaut ou sur Aldébaran
(Et l'ami qui approuve est bien l'ami).

Puisse le nonchaloir sur le pont des voiliers
Nous conduire un jour où nous devrons aller !


Ayant refusé comme trop facile
Le sillage des transatlantiques
Nous avons cherché les routes rares ;
Mais très rares sont les routes rares !

Et même les routes, rares, menant à rien
Finirent cependant un jour en quelque lieu
Qui nous indifférait, aimant seules les voies
Car aussi bien la vie est route de la mort.

Alors, redéployant la voile au vent nouveau
Nous errâmes longtemps fuyant le monde et fuis ;
Cueillant dans l'ouragan des larmes plus amères.

Nous revînmes pourtant, trempés dans le grand vent ;
Fraternels, acceptant le monde tel qu'il soit,
D'être trompés aussi ; durs seulement pour nous.


 Nous avons navigué sous Espoir, capitaine,
Et nous l'aurions suivi  même jusqu'à la mort.

Un soir de beuverie, en passant les tropiques
Pour sa perte, il montra que sa braguette est vide ;
Depuis entre deux eaux son obscène cadavre
Attend comme des siens les blêmes suicidés.

Maintenant contenant tout ce qui nous possède
Seuls nous menons la barque vers l'étoile choisie ;
Le temps est avec nous ou contre nous, qu'importe ?
La route est la meilleure car nous l'avons suivie.

La joie nous rejoignit alors dans nos couchettes
Et disparut le pli portant nos yeux devant ;
Nous puisâmes alors nos pensées dans les voiles,
Nos rêves suborneurs ne nous encombrant plus.

Espoir gît dans nos eaux, chamarré d'illusions
Collés par l'oeil rêveur fouissant nos déserts.

 
Quand le vent a soufflé dans notre voile blanche
Il nous a dit :"Partons !" et nous sommes partis,
Oubliant la chanson modulée dans la pierre
Par notre extrême amour du vent et de la vie.

Mais les jours ont coulé, pareillement les nuits ;
Étant passés cent fois à de mêmes endroits
Sans portant arrêter le bout de notre étrave,
Nous avons abattu, comme une aile, la voile.

Ce jour, lassés, pensant notre quête insensée,
Nous revit tristement rejoindre nos collines
Pour tailler d'autres trous à nos tuyaux de pierre.

Et lorsque est revenue la saison des grands vents
Dans toute la vallée l'on a ouï ta plainte,
Douloureuse et brisée, pauvre hère apprivoisé.


 
C
eux qui croiront ouïr paroles à leurs chants
Les ressassent déjà en larguant les amarres.

Navigateur traîneur de rêve inavoué
Tu frissonnes toujours au penser des sirènes,
Miroirs cantilénants aux pâles tresses vertes
Où tu te vois fini, plus bon qu'à engloutir.

J'ai rencontré parfois de ces chanteuses tristes
Dérouteuses placées aux carrefours marins ;
Elles avaient horreur qu'on pense leurs chants tristes
Parce qu'il rend joyeux les marins fascinés !

Tu traînes avec toi tes sirènes perverses
Navigateur peinant des yeux sur l'horizon
Pour y trouver, bien sûr, ton rêve inavoué
Forgé dans les bas-ports de morceaux d'idéal.

Ceux qui ont cru ouïr paroles à leurs chants
Les ressassaient déjà en larguant les amarres.

 
Nous sommes pleins de ce qu'on voudrait jeter dehors

Rappelle-toi les jours lointains : Nous nous étions ;
Plein de toi, plein de moi ; que reste-t-il de nous ?
Là toi, là moi ; des illusions nous remplissant.

J'ai trop longtemps erré sur la trop folle mer
D'un rêve inassouvi traînant le lourd filet ;
Triste, désenchanté, quêtant nos temps perdus ;
Le soir sentant nos yeux dessus la même étoile.
J'ai jeté hors de moi même mon émotion
Abandonnant aussi de trop amères larmes
(Ton souvenir couvrait un souvenir de toi).

N'ayant pas su trouver les vents d'automne amis
Qui m'eussent dépouillé des feuilles voulues mortes
J'ai vécu plein de ce qu'on voudrait jeter dehors.


 Notre huis n'ouvrira pas à la clef plus rouillée.

Le temps les eut passées aussi sûr et pour rien
Les fleurs à la vie bue joncheuses de chemin :
Je ne me souviens plus des pires liens pleureurs
Pour une erre plus pure à eux-mêmes laissés.

Je serais sans regret comme sans espérance ;
N'attendant rien de rien ; avançant sans recul ;
Sans grand discours et même sans excuse,
Sans me justifier, je partirai, c'est tout.

L'étrange rencontrée au pâle aube d'escale
Est souvenir borneur d'errance dirigée :
Immuable est le cap vers le but non fixé ;
Il faut, la voile hissée, que nos routes se fassent.

 

 
Pour un jour, nous avons mis notre sac à terre,
Puant bateau de bois à peine calfaté !

Les ruelles ont reçu nos visites et les filles,
Quand nous sommes partis, se sont prises à pleurer.
Mais nous, reconvaincus de notre solitude,
Nous avons écorché maints renards dont la chair
Pourrira dans les chiens qui nous l'auront mangée.

Notre nef est montée bien tristement au vent
Vagabond des rochers, des mers et des chimères ;
La ville entre deux eaux encore nous appelle
De toutes les senteurs de ses brises du soir.

Ô Yasmina, malgré tes blêmes moisissures
Tu resteras pour nous un désir de retour ;
La ville entre deux eaux qui jette encor ses phares
Vite aura revêtu tes voiles, Yasmina.

Puis nous regarderons fixement les étoiles
En écoutant du vent le souffle régulier.


 
V
oici la nef bâtie au milieu des tempêtes.
Qui êtes-vous ? Nous sommes  et ça leur suffisait ;
Quand ils ont abattu leurs pâles voiles vertes
Leurs yeux portaient pour nous des rêves infinis.

Ils errèrent huit jours parmi les rues du port
Cherchant des illusions perdues des autres hommes,
Méconnaissant ces corps offerts et désirants
Goûter la pureté qu'elles leur pressentaient.

Or ce dix-huit juillet de l'an quatre-vingt-treize
Hissant en leur vaisseau leurs pâles voiles vertes,
(Les filles dédaignées des hommes inconnus
Gémissaient sur le quai, vêtues de chevelure)
Appareilla enfin pour une erre nouvelle
La fine nef bâtie au milieu des tempêtes.

 
Nous ne nous souviendrons que des choses qui viennent.

Oubli, fatal oubli, encore verse un verre
De ta douce liqueur à tremper les aciers.

Les sargasses prendront notre hélice et les voiles
Flasques pendront aux mats ; inutiles huniers !

Alors nous briserons une à une nos rames
Oubli, fatal oubli, où es-tu donc passé ?

Nous attendrons longtemps quelque vent favorable,
Des brises de cumin pleines d'odeurs musquées.

Le temps, sourd aiguiseur de nos désirs d'escale,
Usera notre attente et ce rêve insensé.

Sans mot, en nous cachant, nous reprendrons les rames
Tirant sur les moignons comme des forcenés.

Oubli, fatal oubli, qui ne va qu'à la rame
Alors tu nous suivras où nous voulons aller.


 
Lorsque viendra la fin de nos trop longs voyages
Le voilier glissera au bout de sa lancée ;
Pour la dernière fois, nous abattrons les voiles
Devant l'immense port qui aspire nos vies.

Lorsque nos pieds, tout étonnés, toucheront terre
Sans nous, ils trouveront le chemin des maisons
Où s'étant excusés aux têtes inconnues,
Nos esprits vides des je-ne-sais-pas, déçus...

Nous n'aurons plus pour havre que le bateau à l'ancre.

Qui nous accueillera, nous avec nos sanglots,
Pleurant notre pays qui ne nous connaît plus.
Déjà prêts à partir pour loin et pour la vie,
Au loin et de la vie avec indifférence ;
Nos mains, tout notre avoir, dedans nos poches vides.

 
Il faut qu'aucun regret n'envahisse nos âmes
Car là où nous allions nous l'avons bien voulu.

Au dernier horizon des blêmes découvertes
Nous plierons notre voile sous notre bras fada ;
Nous jetterons alors le regard sur nous-mêmes,
Mais nous avons toujours été prêts à partir.

Nous n'avons jamais eu ces vertes illusions
Qui sculptaient des statues en de jade blocs purs ;
Notre acide échappant des blancs vases d'albâtre
Notre nef  fut de chêne, et nos voiles de lin.

Nous ne regrettons pas la tendre aube de l'âge :
Le soleil passera là où nous l'attendions
Et si un soir très pur peut toucher ceux qui restent
La nuit nous atteindra, mais nous aurons passé.

Que Dieu fasse bon vent sur nos voies infernales !